L’apprentissage de l’art du taïjiquan – la connaturalité
Par Gilles le dimanche, avril 2 2017, 23:49 - Techniques - Lien permanent
La transmission du taïjiquan s’effectue :
1) principalement par CONNATURALITÉ,
2) secondairement par le JEU et
3) quelque peu par la TRANSMISSION DE CONNAISSANCE.
La connaturalité agit par la présence et l’écoute, le jeu par l’activité ludique et la transmission de connaissances grâce à certaines explications.
Pour alléger, le texte suivant ne mentionne que le taijiquan. Cependant, il concerne tout autant le qigong et le gongfu.
On peut distinguer trois façons d’apprendre : par imprégnation, par le jeu, par la transmission systématique de connaissances.1 Liliane Lurcat
LA CONNATURALITÉ
La connaturalité se réfère à ce « qui est conforme à la nature d’autrui ou d’une autre chose2 ». Le philosophe André Moreau3 précise que « la connaturalité est supérieure à la perception sensible et à la connaissance inductive ». Elle consiste, dit-il, à « posséder en nous le sens d’autrui » et ajoute qu’elle ne repose ni sur la sympathie ni sur l’empathie, mais sur « l’intropathie qui permet d’épouser la personne, l’objet qui est devant nous et avec lequel nous entrons dans un état de symbiose ». Les termes empathie et intropathie sont souvent utilisés l’un pour l’autre.
L’apprentissage par connaturalité est voisin mais différent de l’apprentissage vicariant. L’apprentissage vicariant est aussi appelé apprentissage par observation, apprentissage par modelage ou imitation. Utilisé dans le monde de l’éducation, le terme vicariant concerne surtout l’aspect comportemental et social. La connaturalité ou apprentissage par imprégnation, par osmose ou par symbiose est la plus haute connaissance qui soit se font par connaturalité. L’essentiel des apprentissages fondamentaux tels que la langue, les comportements sociaux et les compétences nécessaires à la survie même. Dans l’apprentissage par connaturalité la personne apprend sans savoir qu’elle apprend ni souvent ce qu’elle apprend. Très puissant, il opère le plus efficacement au début de la vie et, plus généralement, dans toute circonstance où il n’est même pas nécessaire de savoir qu’on apprend. Dans le taïjiquan, l’apprentissage par connaturalité est non seulement primordial mais indispensable. Tous les constituants du taïjiquan se manifestent, en particulier les plus essentiels (shi, yi, zhi et xin). La connaturalité favorise l’apparition de la Joie. Ensuite, il entraîne l’absorption globale, subite et complète du taïjiquan qui, lorsque traduit par la pensée et expliqué, n’est appréhendé qu’à la pièce, prend du temps et ne touche que l’intellect.
Ne peut peindre la montagne que celui qui est devenu montagne lui-même. Proverbe chinois
LE JEU
L’apprentissage par le jeu est l’incontournable mode d’action de toutes les formes d’art, lesquelles incluent le taïjiquan. L’artiste s’immerge ainsi dans l’acte créateur qui chasse l’indifférence, libère et, surtout, perpétue la Joie. De plus, le jeu de l’artiste lui donne des perspectives uniques sur son art et peut lui permettre de le commenter avec justesse. L’apprentissage par le jeu est l’incontournable complément de l’apprentissage par connaturalité.
LA TRANSMISSION DE CONNAISSANCE
L’apprentissage par la transmission de connaissances est le fait de l’enseignement magistral avec des notions théoriques. C’est le meilleur apprentissage quand l’objectif est l’accumulation de connaissances. Par contre, il n’offre qu’un intérêt limité dans le taïjiquan où il peut cependant accompagner les manifestations de la Joie. En plus de capter l’attention et de calmer l’esprit, ce qui favorise l’apprentissage par connaturalité, il peut aussi apporter certaines précisions sur la technique et faciliter l’apprentissage par le jeu.
LIGNES DIRECTRICES D’UN BON APPRENTISSAGE
Il en résulte que les trois modes d’apprentissage du taïjiquan sont complémentaires, mais comportent une hiérarchie qu’il est préférable de respecter.
De tout ceci, on peut déduire les lignes directrices de l’apprentissage du taïjiquan :
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L’apprentissage du taïjiquan procède du général vers le particulier, du global vers le détail, de l’implicite vers l’explicite.
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L’apprentissage du taïjiquan requiert un professeur et ne saurait être remplacé par le livre ou la vidéo.
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L’apprentissage du taïjiquan se déroule en deux temps. Dans un premier temps, la rencontre de l’élève et du professeur permet l’apprentissage par connaturalité. Dans un deuxième temps, la pratique personnelle permet l’apprentissage par le jeu, complément de l’apprentissage par connaturalité. Sans la connaturalité, le taïjiquan est privé de l’étincelle primordiale qui devrait l’animer. Par contre, sans l’apprentissage par le jeu, il est privé de matériaux de combustion, l’étincelle risque de s’éteindre.
Le premier temps est celui de l’imprégnation et le second celui de l’intégration. L’un et l’autre sont nécessaires à la mémorisation d’une fable de Lafontaine ou de l’apprentissage du taïjiquan. Les spécialistes parlent de l’imprégnation qui alimente la mémoire temporaire grâce à la présence (la sensibilité) et à l’attention (l’écoute). Ensuite vient l’intégration qui alimente la mémoire permanente à partir de la mémoire temporaire, grâce aux jeux des essais et erreurs
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L’apprentissage par connaturalité a lieu lors d’une PRATIQUE GUIDÉE et lors de toute CLASSE, quand l’élève et le professeur le font EN SILENCE.
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Dans l’apprentissage par connaturalité, il est préférable que l’élève « oublie », ce qu’il sait déjà du taïjiquan, que ce soit par ouï-dire ou par une formation antérieure, et laisse le professeur influencer, imprégner son exécution du taïjiquan. Plus il y parviendra, plus il y aura connaturalité. L’élève débutant dispose ici d’un avantage sur l’élève avancé qui, en présence du professeur, se contente souvent de répéter ce qu’il a déjà appris. Dans tous les cas, durant la séance, prendre des notes, tenter d’analyser, de mémoriser le taïjiquan et même de le comprendre nous coupent de l’apprentissage par connaturalité. Au contraire, on s’imprègne de l’atmosphère, du rythme, des grandes lignes, tout en restant dans les limites de l’agréable et du facile.
La prise de notes devrait s’effectuer après le cours seulement. Il est impossible de contempler, de s’imprégner d’un arc-en-ciel et, simultanément, de le décrire. Il s’agit de deux moments bien distincts. Le premier devrait se dérouler d’abord sans distraction ni interférence. On ne peut rêver et écrire le récit de son rêve en même temps.
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De son côté, le professeur se comporte de la même façon que l’élève, établissant une connexion avec ce dernier. La liaison opère dans les deux sens, le Naturel se révèle alors en provenance de l’un et de l’autre. C’est alors que le taïjiquan dépasse la technique en devenant l’expression du Naturel. Il en est de même quand deux élèves ou plus opèrent ensemble.
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Dans l’apprentissage par le jeu, l’élève exécute seul le taïjiquan en essayant de retrouver l’atmosphère qui régnait lors de l’apprentissage par connaturalité. La meilleure méthode consiste à œuvrer en solo, à se lancer dans l’action, à faire appel à la mémoire corporelle et à limiter la cogitation ainsi que l’utilisation de matériel didactique.
Des cafouillages sont à prévoir, mais selon l’adage, « l’échec est le fondement de la réussite ». L’apprentissage par le jeu sera directement proportionnel à la qualité de l’apprentissage par connaturalité qui le précède et sans lequel il n’a qu’un sens très limité. Il convient de prendre son temps, de procéder avec régularité et, au début, opérer à très petite dose.
Imiter la source qui ne se tarit pas et non l’averse qui inonde la montagne. Proverbe chinois
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L’apprentissage par la transmission de connaissances provient des explications données par le professeur. Bien que ces dernières semblent importantes à première vue, elles ne constituent qu’un facteur complémentaire dans l’apprentissage du taïjiquan. Sans être accompagné de l’apprentissage par connaturalité et de l’apprentissage par le jeu, sa valeur est presque nulle. Le taïjiquan ne s’adresse pas à la personne mais à la vie sous-jacente, ce que la transmission de connaissances ne peut atteindre. De plus, la consigne issue d’un professeur devra éventuellement être relativisée, car toute consigne contient une part de fausseté. Cependant, certains détails peuvent s’avérer des clefs dont la mise en action ouvre sur des perspectives beaucoup plus grandes que la précision technique qu’ils apportent.
Dans tous les cas, les propos du professeur peuvent s’avérer précieux et même indispensable quand ils apaisent et amènent l’esprit à contribuer au processus d’apprentissage.
UN CONTE CHINOIS
Le conte chinois suivant illustre la difficulté et la limite de l’apprentissage par la transmission de connaissances puis se termine en montrant la simplicité et l’efficacité de la connaturalité appelée ici « observation directe ».
Tchouang-tseu et Houei-tseu se promenaient sur un pont de la rivière Hao. Tchouang-tseu dit : Voyez comme les vairons se promènent tout à leur aise ! C’est là la joie des poissons.
— Vous n’êtes pas un poisson, dit Houei-tseu. Comment savez-vous ce qui est la joie des poissons ?
— Vous n’êtes pas moi, répondit Tchouang-tseu. Comment savez-vous que je ne sais pas ce qui est la joie des poissons ?
— Je ne suis pas vous, dit Houei-tseu, et assurément je ne sais pas ce que vous savez ou non. Mais comme assurément vous n’êtes pas un poisson, il est bien évident que vous ne savez pas ce qui est la joie des poissons.
— Revenons, dit Tchouang-tseu, à notre première question. Vous m’avez demandé : comment savez-vous ce qui est la joie des poissons ? Vous avez donc admis que je le savais, puisque vous m’avez demandé comment. Comment le sais-je ? Par voie d’observation directe sur le pont de la rivière Hao4.
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1 Cf. « Imprégnation et transmission à l’école maternelle », Liliane Lurcat, Revue française de pédagogie, Institut national de recherche pédagogique (France), no 71, 1985.
2 Cf. Dictionnaire de français Littré. Définitions, citations, synonymes, usage… d’après l’ouvrage d’Émile Littré (1863-1877). http://littre.reverso.net/
3 Cf. Vidéo mise en ligne le 5 février 2010. Extrait d’une conférence sur DVD d’André Moreau : Schéma Pluridimensionnel #13. URL : http://youtu.be/nbM5Y6DaYIY
4 Cf. Tchouang-tseu, Œuvre complète, trad. Liou Kia-hway, Gallimard, 1969, p. 197.
La connaturalité repose sur « l’intropathie qui permet d’épouser la personne, l’objet qui est devant nous et avec lequel nous entrons dans un état de symbiose ».